Jonas Prising, PDG Monde de Manpowergroup : « Un leader connecté doit être curieux, pas expert en numérique »

Jonas Prising est un fervent partisan de la flexisécurité. Aux commandes du groupe Manpower depuis 2014, l’un des meilleurs de son secteur selon notre partenaire Statista, il dirige une entreprise qui n’a plus grand-chose à voir avec le cabinet de recrutement intérimaire des origines. Sous son action, la société née il y a soixante-dix ans à Milwaukee, dans le Wisconsin, anticipe et accompagne activement les mutations du monde du travail, de l’économie et de la société.

Comment un géant du travail intérimaire comme Manpower se positionne-t-il aujourd’hui sur le marché du recrutement ?
Nous sommes en concurrence avec les cabinets traditionnels. Depuis cinq ans, nous avons fortement développé l’activité de conseil en recrutement permanent. ManpowerGroup fournit chaque jour du travail à 600.000 personnes dans 80 pays. 30 à 40 % de nos travailleurs temporaires finissent par être embauchés. Nous attirons des personnes intéressées par les opportunités d’emploi stable, autrefois chasse gardée des cabinets traditionnels. Désormais, nos marques embrassent toutes les tendances du recrutement : temporaire, permanent, compétences de haut niveau, mais aussi conseil en stratégie, formation professionnelle, coaching, ou outplacement, segment sur lequel nous sommes leader. Ce qui était notre coeur de métier ne l’est plus aujourd’hui. Nous nous considérons davantage comme un fournisseur de solutions RH que comme une société de recrutement temporaire.

Il y a 3.100 agences Manpower dans le monde. Comment ce réseau s’accommode-t-il de la révolution numérique ?
Dans tous les aspects de notre activité, nous tirons parti du numérique. D’abord en nous conformant aux usages des consommateurs, qui sont aussi nos candidats, et qui utilisent des outils numériques pour nous contacter, chercher une mission, postuler, ou s’évaluer. Certains de nos clients aussi sont demandeurs d’échanges numérisés ou virtuels, mais pas tous. Pour nous, le numérique n’est qu’un canal d’interaction parmi d’autres. Dans nos agences, nous apportons un contact humain. Je ne pense pas que le numérique remplacera cela.

Dirigeant d’un des leaders mondiaux du secteur, estimez-vous avoir un rôle à jouer dans la société civile ?
Depuis longtemps, nous accomplissons un travail énorme auprès de gens éloignés du marché du travail. Nous les aidons à y entrer, à acquérir de nouvelles compétences, de l’employabilité, de l’expérience. Il est très difficile, pour les jeunes chômeurs de banlieue qui souhaitent devenir « codeurs « , par exemple, de trouver un poste après des études secondaires. Nous sommes les mieux placés pour leur apporter un accès progressif aux compétences et aux opportunités de missions dans ce domaine. Les technologies multiplient les possibilités pour remplir ce rôle social, et produire de la flexibilité responsable et de l’emploi durable.

L’intérim est-il lui aussi menacé par l’ubérisation ?
Le secteur intérimaire a traversé par le passé les mêmes révolutions que la « gig economy » (« économie à la mission ») aujourd’hui, à laquelle participe Uber. Lancé en France il y a soixante ans, l’intérim a connu un très fort développement. Législateurs et syndicats ont critiqué cette nouvelle forme d’emploi. Mais, à travers le dialogue social, nous avons réussi à créer une formule qui fonctionne : de la flexibilité positive pour l’individu, pour l’entreprise et pour le marché du travail. L’intérim a permis d’insérer beaucoup de gens. Aujourd’hui, nous offrons en France la forme de flexibilité la plus responsable qui soit : nous apportons de la formation, des opportunités d’emploi, nous payons les taxes et impôts des entreprises. La « gig economy » et l’ubérisation, qui est son format numérique le plus extrême, vont connaître la même évolution, mais à un rythme plus rapide. Uber a été un excellent point d’entrée pour des personnes qui n’avaient pas d’autre moyen de trouver un emploi, parce qu’elles étaient au chômage ou employées au noir, avec une visibilité nulle et aucune protection sociale. Pour le bien-être et la dignité, il est préférable de travailler en tant que chauffeur Uber que d’être au chômage. La prochaine étape dont il faut débattre à présent, c’est la protection qui va sécuriser cette flexibilité. Quels sont les besoins de formation pour les chauffeurs ? Quelle fiscalité pour eux ? Quel financement de leurs soins de santé, de leur retraite ? Nous n’en sommes qu’aux prémices. Il n’est pas possible d’arrêter l’ubérisation. Il faut maintenant en faire une économie responsable.

La France est votre premier marché. Comment appréhendez-vous les changements de ce pays ?
La France dispose d’avantages concurrentiels très forts. Elle a un très bon système éducatif, qui produit beaucoup d’ingénieurs et de grands talents numériques. Elle a déjà institutionnalisé l’idée de flexisécurité en créant le CDI intérimaire, et celle de la portabilité de la formation. Mais la législation et la culture françaises restent axées sur la sécurité de l’emploi d’un individu dans une seule entreprise. La loi française ne reflète pas encore la réalité qui s’impose. Les emplois qui se créent désormais ne sont plus les mêmes. Au cours de leur vie, les gens vont passer d’un poste permanent au travail indépendant, puis temporaire, puis à temps partiel. Mais une personne sans travail doit avoir accès à la formation et à la possibilité d’emprunter pour acheter un logement. Elle doit pouvoir mettre à jour ses compétences et accéder à de nouvelles opportunités. C’est ainsi que je vois l’évolution du monde du travail.

Qu’est-ce qui caractérise un grand dirigeant aujourd’hui ?
ManpowerGroup a mené une étude sur les qualités du leader dans un monde connecté. Etre un tel leader, à 80 %, c’est avoir les mêmes qualités qu’auparavant : faire du bon management, comprendre et utiliser les compétences des autres. Mais les 20 % de qualités restantes sont totalement nouvelles, et indispensables pour le succès de l’entreprise. Il s’agit de votre capacité à vous connecter. Nul besoin d’être un expert du numérique ! Le leader connecté doit d’abord être curieux. Il doit regarder où va le monde, ce qui intéresse ses enfants ou ses employés, comment les nouveautés impactent son business model, et comment elles vont lui permettre de créer de la valeur. Il doit aussi avoir le désir et la capacité d’apprendre. C’est ce que nous appelons la capacité d’apprentissage. En plus du QI, le quotient intellectuel, et de l’EQ, le quotient d’empathie, nous prenons en compte désormais le LQ, c’est-à-dire le « learnability quotient  » qui évalue ce désir et cette capacité d’une personne à apprendre.

Pourriez-vous nous confier ce qui vous stimule le plus dans votre rôle de président et CEO ?
C’est de trouver le juste équilibre entre la nécessité d’adapter l’organisation aux évolutions rapides du marché – mondialisation, numérisation, révolution des compétences -, et cette autre nécessité d’entretenir la culture de l’entreprise, sa mission et ses valeurs pour motiver les collaborateurs et attirer les talents. Savoir concilier les deux est la clef qui permettra aux entreprises de réussir, surtout celles qui ont déjà une histoire longue.

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